Tout ce qu'a traversé Touré Inza, exilé et fils prodigue
Principal protagoniste de Traverser, documentaire de Joël Akafou sorti en salles ce mercredi 5 janvier, le jeune Ivoirien a rejoint l’Europe au péril de sa vie. Avec l’espoir d’offrir une vie meilleure à sa mère adorée. Portrait d’un jeune homme, avec ses doutes, ses contradictions. Et son parcours douloureux.
Veste rose cintrée, chemise aux discrètes impressions Liberty et casquette floquée d’un célèbre crocodile vissée sur la tête : Touré Inza Junior a fière allure. C’est d’ailleurs son goût pour la sape et « la grande vie » qui valent au jeune Ivoirien son surnom de Bourgeois.
Aujourd’hui, sa silhouette longiligne, ses dreadlocks en bataille et son visage d’ange s’affichent en affiche 4×3 dans le métro parisien. Il est le principal protagoniste du film de Joël Akafou, en salles ce mercredi 5 janvier.
Le broutage, pour financer les nuits de fête
Entre le réalisateur et le jeune homme de 28 ans, c’est une longue histoire. Bourgeois était déjà l’un des protagonistes de son premier documentaire, Vivre riche, sorti en 2017. « À l’époque, dans les années 2010, la Côte d’Ivoire était en pleine crise. Les jeunes, même s’ils faisaient des études, n’avaient aucune perspective d’avenir, explique Joël Akafou. Beaucoup ne songeaient qu’à aller danser et flamber aux rythmes du coupé-décalé dans les boîtes de nuit de la capitale ivoirienne. »
Pour obtenir de quoi financer leurs nuits de fête, ces jeunes se lancent dans le broutage : via de faux profils, ils soutirent de l’argent, sur des sites de rencontre, à des correspondantes européennes en mal d’amour. « Beaucoup de jeunes arrivent à vivre comme cela, légitimant leurs malversations par “l’encaissement de la dette coloniale” (les dizaines de milliers d’Africains morts pour la France au cours des deux guerres mondiales, l’exploitation actuelle des richesses du sous-sol – NDLR), précise Joël Akafou. J’ai fait ce premier film pour montrer ce phénomène. Et c’était une sorte de deal avec le groupe de jeunes que j’ai filmés : après la diffusion, ils seraient obligés d’arrêter. C’est ce qu’ils ont fait, car, au fond, ils savaient bien que ce moyen de gagner leur vie n’était pas le bon et que cela ne les mènerait nulle part… »
Bourgeois était l’un d’entre eux. À la fin du tournage, il se lie d’amitié avec le réalisateur, qu’il considère aujourd’hui comme une figure tutélaire.
Tout risquer pour faire honneur à sa famille
« En 2014, après le tournage, j’ai commencé à penser à quitter le pays pour aller chercher en Europe de quoi aider ma mère, raconte Bourgeois. J’ai mis de l’argent de côté et j’ai contacté des gens qui pourraient m’aider à passer sur l’autre rive de la Méditerranée. »
À l’époque, sa famille est en difficulté. Son père, qui officie comme transporteur, est malade et ne peut plus travailler. La mère et les sept enfants se débrouillent comme ils peuvent. Avant-dernier de la fratrie et fils adoré de sa mère, avec qui il a un lien fusionnel, Bourgeois se sent investi d’une mission : devenir le fils prodigue.
La mort de son père, en 2015, va le conforter dans ce projet. En 2016, il plie bagage. Direction le Burkina, puis le Niger. Sa traversée du désert en pick-up se passe sans encombre. « Une chance, car beaucoup se font rançonner par différents groupes de passeurs et mettent des semaines à arriver en Libye », précise Bourgeois.
« Là-bas, les Noirs sont traités pire que des animaux… »
Mais, une fois à Tripoli, les choses se corsent. « J’ai fait la route pour rejoindre la côte où j’allais embarquer pour la traversée de la Méditerranée, mais, avec des compatriotes, nous avons été enlevés et emprisonnés. Ils nous ont tout pris, on n’a eu le droit de passer qu’un seul appel pour demander de l’argent à nos familles. Si on ne payait pas, ils nous tuaient. Là-bas, les Noirs sont traités pire que des animaux… » témoigne le jeune homme avec émotion.
« J’étais encore en train de monter le premier film qui allait sortir quand j’ai reçu le coup de téléphone de Bourgeois, se souvient le réalisateur. Je n’étais pas du tout au courant qu’il avait tenté l’aventure… Alors, j’ai accepté de payer pour le sortir de sa geôle, mais à condition qu’il retourne chez lui, en Côte d’Ivoire. J’avais très peur qu’il ne périsse en Méditerranée, comme tant d’autres. » Mais ses mots ne convainquent pas Bourgeois, déterminé : « Je préfère mourir sur la mer que devant ma mère », répond-il à son ami. La phrase déclenche chez le cinéaste l’envie de faire un second documentaire.
Donner des visages à ceux qu’on qualifie de « flux migratoires »
Sur sa périlleuse traversée de la Méditerranée, Bourgeois lâche pudiquement : « J’ai des amis qui sont restés dans l’eau », tandis que ses yeux en amande peinent à contenir leurs larmes. « Je n’avais jamais eu l’idée de faire un film sur l’immigration, relate Joël. Mais j’ai senti qu’il fallait que je montre jusqu’où ce fils est prêt à aller pour faire honneur à sa famille. Je voulais aussi montrer ce qui pousse mes frères à braver la Méditerranée, et filmer, après la traversée, les épreuves qu’ils affrontent. C’est un film destiné à ceux de ma génération qui pensent obtenir un avenir meilleur en Europe. Il est aussi adressé aux spectateurs occidentaux. J’ai voulu donner des visages à ceux qu’on qualifie de “flux migratoires’’. »
C’est ainsi que Joël et sa caméra ont débarqué à Turin, où le jeune Ivoirien avait été envoyé dans un campo, un centre d’accueil fermé, dans l’attente d’obtenir, peut-être, un titre de séjour. Son documentaire Traverser expose sans pathos comment, contrairement à ses compagnons de route, Bourgeois refuse l’attente interminable. Il quitte le campo pour vivre, à temps partiel, chez Michèle, sa « fiancée ».
Avant de rejoindre la France où l’attendent Aminata, une autre de ses conquêtes, et aussi Brigitte, son plan B. Si le ressort du film est axé sur la réussite – ou non – par Bourgeois du passage clandestin de la frontière franco-italienne, il est aussi le portrait d’un jeune homme avec ses doutes et ses contradictions. Ni héros ni victime, simplement humain, il crève l’écran.
Source : humanite.fr